CHAPITRE 8

Les étoiles étaient lumineuses et plus nombreuses que jamais aux yeux de Vandien. Sa tête était appuyée sur un édredon replié et la terre sous son corps était chaude. Un sentiment de satisfaction traversait tout son être. Il tendit l’oreille pour écouter les craquements du feu et le bruit des chevaux en train de mâcher l’herbe sèche et épaisse. Le linge étendu sur des buissons de petite taille façonnait des fantômes amicaux au milieu de la nuit.

La silhouette de Ki s’interposa entre la lumière du feu et lui.

— C’était stupide, l’informa-t-elle.

Ses genoux craquèrent tandis qu’elle s’accroupissait près de lui. Il lui prit sa tasse de thé et en but une gorgée.

— Mais nécessaire.

Il se sentait trop paresseux pour faire des phrases complètes. La longue tension de la journée avait prélevé son dû. À présent qu’elle était enfin dissipée, il se sentait à la fois incroyablement fatigué et totalement béat. Trop béat pour échanger des mots avec Ki. De plus, cette conversation sentait le réchauffé.

— Stupide. Si je ne m’étais pas arrêtée pour faire mine de retirer une pierre du sabot de Sigmund, tu ne nous aurais jamais rattrapés. En le tirant derrière toi comme un sac de patates. Tu n’aurais pas pu attirer plus l’attention si tu avais soufflé dans un cor de chasse.

— Une diversion, lança-t-il paresseusement. Soigneusement préparée. Les Brurjans aux portes de la ville étaient trop occupés à me demander pourquoi le garçon était inconscient pour s’inquiéter de ce qui pouvait se trouver à l’intérieur du chariot. Aucun contrebandier sain d’esprit n’aurait osé se présenter aux portes dans cette situation.

— Mmm. (Ki sirota son thé.) J’ai mis un cataplasme froid de feuilles de thé sur son visage, mais il va devenir violet. Nous aurons de la chance si les bleus disparaissent avant que nous n’arrivions à Villena.

— Voilà qui m’émeut profondément, répondit laconiquement Vandien.

— Ça devrait. Et s’il s’était présenté aux portes en mettant ses menaces à exécution ? Et si une patrouille nous arrête de nouveau ? Il est toujours furieux. Il a tout un répertoire de noms d’oiseaux à ton intention. Il a dû me dire deux douzaines de fois que tu allais amèrement regretter ce que tu as fait. Au point que j’étais heureuse de sortir du chariot en le laissant tout seul à l’intérieur. Tu devrais voir sa mâchoire. C’est incroyable qu’il arrive simplement à parler.

— Ça me fend le cœur. (Vandien sourit brièvement.) Je savais qu’il ne serait pas revenu à lui au moment de passer les portes, dit-il en se massant consciencieusement les phalanges.

— Ça te plaît à ce point d’avoir frappé un petit garçon ? s’enquit Ki d’un ton acide.

Vandien ne se laissa pas tromper.

— Plus encore. Infiniment plus. Tu ne peux pas imaginer à quel point ça m’a fait du bien.

— J’ai honte de l’avouer, mais je crois que je peux l’imaginer, admit-elle avec un petit sourire.

Elle s’assit confortablement à ses côtés.

— Saule dort ? interrogea Vandien au bout d’un moment.

Ki hocha la tête dans l’obscurité.

— Sous le chariot. Je crois que la tension l’a épuisée et qu’elle n’a pas pu rester éveillée plus longtemps, quelles que soient ses croyances au sujet de Cabri.

Sa voix se perdit dans le silence entre eux.

— Et toi, que crois-tu ? finit par demander Vandien.

— Je ne sais pas, admit Ki. Je n’ai pas bien dormi depuis que nous avons pris Cabri avec nous. Mais mes heures de veille n’ont pas été très agréables non plus. Cette fille a dit qu’elle avait rêvé de lui ?

— Oui. (L’expression de Vandien se fit sérieuse.) Je crois que c’est ce qui m’a le plus mis en colère. Pas le fait de trouver un garçon et une fille allongés dans la paille, mais le mensonge qu’il a utilisé pour l’y amener. Le manque d’honneur.

— L’honneur est donc si important que cela ?

Ses yeux noirs s’enfoncèrent dans ceux de Ki.

— Oui. L’honneur d’un homme définit ce qu’il est.

Ni l’un ni l’autre ne parlèrent pendant un long moment. Ki se redressa, arrangea les courtepointes et la position du bras de Vandien selon sa préférence, avant de s’appuyer de nouveau contre lui, posant sa tête sur l’épaule de son compagnon. Elle prit la parole d’une voix douce.

— J’aime entendre ton cœur qui bat.

— Moi aussi. Ça m’ennuierait vraiment s’il s’arrêtait. Ki, que crois-tu au sujet de Cabri ?

Elle soupira et il sut qu’elle ne voulait pas en parler.

— Tout et son contraire, dit-elle. Hier et ce matin, on aurait dit un garçon différent. Aimable, gentil. Mais cet après-midi... (Elle fit une pause et prit une inspiration.) Je suppose que je pense que nous devons faire attention. Le fait de savoir qu’il est capable de ce genre de chose atténue les risques, non ? C’est un peu comme de découvrir qu’un homme est un menteur. Après ça, il a plus de mal à te tromper. Je ne me laisserai pas influencer par mes rêves, quels qu’ils soient.

— Mais tu ne vas pas arrêter de dormir ? ajouta Vandien.

— Oh, je dormirai, ne t’inquiète pas.

Elle releva la tête et scruta lentement le campement du regard. Saule était une forme vague et immobile sous le chariot. La porte de la cabine était fermée : Cabri l’avait violemment claquée un peu plus tôt. Elle baissa la tête et fit courir ses lèvres sur le visage de Vandien, jusqu’à son oreille.

— Je dormirai s’il n’y a rien de mieux à faire.

— Hum. (Il s’installa plus confortablement.) Tu es chaude. Ça fait du bien à mes pauvres côtes. Bon. Alors, qu’est-ce qu’on va faire après avoir déposé Cabri à Villena ?

Elle releva sa bouche occupée à embrasser son cou.

— Si tu es trop fatigué, tu n’as qu’à le dire.

— Je ne suis pas trop fatigué. J’apprécie juste de me faire désirer. Et cela m’a rappelé ce que j’avais entendu en ville, aujourd’hui. Dans environ une semaine, il va y avoir un festival à Tekum. Le duc y sera, avec tous ses vassaux, et il y aura des jongleurs, des musiciens de rues et des lutteurs dans le pré du village...

— Et alors ? demanda Ki en défaisant les lacets de sa chemise.

— Et alors, j’ai pensé que nous pourrions avoir envie de rester et d’en profiter.

— Pas une bonne idée, affirma Ki. Est-ce que ça chatouille ?

— Pas exactement, mais c’est agréable. Pourquoi pas le festival ?

Ki fit une pause pour lui répondre.

— Les dates ne concorderont pas. Nous devrions être près de Villena, à ce moment-là. Et si le duc est chez lui s – et il n’y a aucune raison pour qu’il n’y soit pas-, alors ses Brurjans y seront aussi. Et si les Brurjans y sont, nous n’aurons pas envie d’y être.

— Mais nous serions au milieu de la foule, à peine repérables parmi tout ce monde. Il y aura plein de choses à faire et à voir, et peut-être pourrions-nous trouver une cargaison à transporter pour sortir de Loveran. Même si nous ne trouvons rien, l’homme qui nous a donné nos papiers aujourd’hui m’a dit que Tekum abritait bon nombre d’épéistes de talent et que le duc offre toujours une bourse pour le... Hé ! Fais attention à mes côtes, tu veux bien ?

— Je déteste cette satanée boucle de ceinture. Dans la prochaine ville où nous passerons, je t’en paierai une nouvelle.

— Elle fonctionne très bien si l’on ne se précipite pas, Ki. (Ses mains se déplacèrent lentement pour l’assister.) Mais tu pourras m’en acheter une nouvelle au festival du duc à Tekum, si tu veux. Rester sur place ne nous retarderait que de quelques jours tout au plus.

— Les retards sont une chose pour laquelle je n’ai aucune tolérance, lui rétorqua Ki.

— Et c’est moi qui suis supposé être impatient et impulsif !

Il soupira de manière théâtrale en l’attirant vers lui.

Ki se réveilla dans le noir. Le coude de Vandien était pressé contre ses côtes ; elle s’écarta de lui dans un demi-sommeil et se blottit confortablement dans les courtepointes. Puis elle entendit de nouveau le son qui l’avait réveillée. Saule prit une nouvelle inspiration tremblante et renifla encore. Pendant un long moment, Ki l’écouta pleurer et tenta d’imaginer quel pouvait être son problème. Elle finit par se lever et rejoindre la jeune fille. La terre sèche était chaude sous ses pieds nus. Elle s’accroupit près du chariot en agrippant l’un des rayons de la roue du chariot.

— Saule ? murmura-t-elle d’une voix douce.

La silhouette allongée de la fille tressaillit. Elle enfonça sa tête entre ses bras croisés.

— Allez-vous-en, répondit-elle d’une petite voix étouffée.

— D’accord, si c’est ce que tu veux.

Ki savait que certaines peines ne supportaient pas d’être partagées. Mais d’autres si.

— Je vais m’en aller, Saule. Mais si tu changes d’avis et que tu souhaites parler à quelqu’un ou simplement avoir quelqu’un près de toi, dis-le-moi. Je ne suis pas difficile à réveiller.

Saule émit un halètement avant de se redresser brusquement pour fixer Ki. Dans les ombres profondes sous le chariot, ses yeux n’étaient que deux taches au milieu de son visage pâle.

— Voilà qui est merveilleux. (Elle avait craché les mots.) Maintenant, vous aimeriez m’écouter. Maintenant, quand il est trop tard ! Eh bien, je n’ai plus rien à vous dire, Ki. Il ne reste rien. Sauf si vous voulez entendre parler d’un mauvais rêve que j’ai fait. À moins que vous ne vouliez partager mon cauchemar !

Elle avait pratiquement crié cette dernière phrase. Ki se releva et s’éloigna avec raideur du chariot, moins choquée par les propos de Saule que par le gloussement grave qui leur avait fait écho ; un rire dont elle aurait juré qu’il provenait de l’intérieur du chariot.

Elle sentit que Vandien était réveillé avant même de le toucher. Elle pressa son corps contre le sien, son ventre contre son dos. Elle frissonna, malgré la chaleur de la nuit, et releva les couvertures sur ses épaules.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il doucement.

— Je ne sais pas. J’ai entendu Saule pleurer et je suis allée voir ce qui n’allait pas. Elle a dit...

— J’ai entendu. Cabri ?

— Je crois que oui. Je crois qu’il s’est introduit dans ses rêves, d’une façon ou d’une autre, et qu’il lui a fait faire un cauchemar.

— Ou peut-être qu’elle a simplement fait un cauchemar à son sujet.

— Je l’espère, marmonna Ki contre son cou. Mais je crains que non.

Un petit matin gris se leva. Les cieux d’un bleu vif qui avaient brillé au-dessus de leur tête durant des jours s’étaient soudain habillés de nuages. L’air était moite et l’attelage agité dans cette atmosphère chargée. Il va pleuvoir, songea Ki. Un orage. Elle inspira profondément mais l’air ne parut pas satisfaire ses poumons. Elle roula hors des couvertures et se remit debout d’un pas hésitant.

Vandien était assis en tailleur auprès d’un minuscule petit feu, une tasse de thé en équilibre sur l’un de ses genoux.

— Pourquoi tu ne m’as pas réveillée ? demanda-t-elle.

— J’ai pensé que nous pourrions tous profiter d’un peu de sommeil supplémentaire.

Elle tira de l’eau depuis le tonneau accroché au chariot et s’en aspergea le visage.

Puis elle se pencha pour jeter un œil sous le chariot.

— Où est Saule ? s’enquit-elle en se tournant pour prendre la tasse de thé qu’il lui tendait.

— Elle dort...

Sa voix retomba tandis qu’il se baissait pour tâter les couvertures désertées. Les yeux qu’il leva vers Ki étaient inquiets.

— Elle est partie, déclara-t-il inutilement.

— Depuis combien de temps ? insista Ki. Et où ?

Il haussa les épaules.

— Cela fait une heure que je suis debout. Je croyais qu’elle dormait encore.

— Cabri !

Ils avaient prononcé ce nom au même moment, mais ce fut Ki qui tira la porte grande ouverte. Le garçon était là, allongé sur le dos, un bras étendu sur le côté. Son visage gonflé arborait un sourire idiot. Comme la lumière touchait ses yeux, ceux-ci s’ouvrirent. Il tourna la tête pour les regarder en plissant les yeux. Le sourire se dissipa.

— Oh. Bien le bonjour.

Sa voix était lourde de sarcasme. Ki l’ignora.

— Tu sais quelque chose au sujet de Saule ? lui demanda-t-elle d’un ton inquiet.

Le sourire stupide revint.

— Oh oui, annonça-t-il avec désinvolture, j’en sais beaucoup sur Saule. Plus qu’elle n’en sait elle-même, ajouta-t-il avec un gloussement.

— Où est-elle allée ? interrogea impatiemment Vandien. Il y a forcément des patrouilles le long de cette route, et si elle est repérée, seule et sans papiers...

— Partie ? (Le mot avait franchi les lèvres de Cabri comme un caillou qu’il aurait découvert dans sa bouche.) Saule est partie ?

— Oui, lui répondit Ki avec colère. Et si tu sais où, tu ferais bien de nous le dire de suite.

— Elle ne peut pas être partie...

Cabri se redressa, fronça les sourcils puis grimaça et posa sa main sur sa mâchoire.

— Mon visage me fait encore mal, espèce de grosse bouse, lança-t-il à Vandien d’une voix pleine de colère.

Dans un souffle, il murmura :

— Elle n’oserait pas avoir filé. (Il leur jeta un regard noir, comme s’ils suspectaient une ruse.) Elle est probablement juste à côté, occupée à pisser dans les buissons.

— Sûrement. Depuis l’aube, ironisa Vandien.

Il se tourna vers Ki :

— Qu’est-ce qu’on fait ?

Elle haussa les épaules.

— On peut attendre qu’elle revienne. Mais rien ne nous assure qu’elle le fera. Bon sang. J’aurais dû rester avec elle, la nuit dernière, l’obliger à me dire ce qui la faisait pleurer.

— J’aurais dû essayer de lui parler, ajouta Vandien d’un ton coupable. Mais j’étais tellement épuisé.

Ki secoua la tête.

— Rien de tout ça ne nous aide. Inutile de s’inquiéter de ce que nous aurions dû faire. La question est : que faisons-nous maintenant ?

Elle se détourna et grimpa sur le sommet du chariot proprement dit.

— Saule ! appela-t-elle.

Mais l’air lourd annonciateur de tempête étouffa ses cris. Ki tourna lentement sur elle-même pour scruter la prairie dans toutes les directions. Son apparente platitude était trompeuse. Les herbes hautes et les buissons trapus oscillaient dans le vent orageux comme les vagues qu’une tempête peut créer sur un plan d’eau. Des centaines de petits reliefs pouvaient dissimuler Saule à ses yeux, même si elle revenait vers eux. Et si elle se cachait volontairement, allongée au milieu d’une étendue herbeuse, ils pourraient fouiller la plaine du regard pendant des jours sans la repérer.

— Où est-elle allée, Cabri ? demanda Vandien d’une voix neutre. Et pourquoi est-elle partie ?

— Comment le saurais-je ? répondit Cabri avec colère. Je dormais dans le chariot, idiot. Ce n’était pas à moi de la surveiller !

— Cabri. (Ki avait interrompu la dispute naissante.) Es-tu entré dans les rêves de Saule, la nuit dernière ?

Cabri sortit du chariot. Aux yeux de Ki, il parut soudain ridicule, avec ses vêtements de travers, ses cheveux emmêlés par le sommeil, et ses yeux pâles énormes dans son visage gonflé. Sa question resta suspendue dans l’air entre eux et, tandis qu’elle contemplait son attitude infantile, ses bras croisés d’un air têtu par-dessus sa maigre poitrine, ses propres mots lui semblèrent stupides. Comment cet enfant gâté et boudeur aurait-il pu être le sinistre voleur de rêves des légendes ?

— C’est idiot, répondit-il en écho à ses pensées. Saule vous sert tout un tas de racontars à mon sujet et, juste parce qu’elle s’est enfuie, vous y croyez ? Vous êtes stupides, tous les deux. Aussi stupides que cette imbécile de Saule.

— Et la fille d’Algona ? intervint Vandien d’une voix basse et mordante. Elle était stupide, elle aussi ? Ou bien est-ce qu’elle mentait en prétendant avoir rêvé de toi ?

Cabri parut agité.

— Je ne sais pas, bredouilla-t-il. Une fille stupide dit des choses... On se moque de ce que cette imbécile de petite garce a dit... Elle voulait juste trouver une excuse parce qu’elle m’avait laissé la monter. Elle voulait faire croire que c’était ma faute si elle avait écarté les jambes.

Vandien leva soudain les mains et Cabri se recroquevilla instantanément sur lui-même en se protégeant la tête de ses bras.

— Le frapper ne nous renseignera pas mieux, fit observer Ki d’un ton pragmatique.

Mais il y avait du dégoût dans sa voix :

— Laisse-le, Vandien.

Elle redescendit du chariot pour venir se tenir juste devant le garçon. Vandien poussa un soupir de colère frustrée et s’éloigna d’eux. S’approchant du feu, il entreprit de l’étouffer sous la poussière à coups de pied rageurs.

Cabri jeta un coup d’œil inquiet entre ses bras repliés. Vandien étant à bonne distance, il baissa les bras.

— Ce n’était pas de ma faute, dit-il sérieusement à Ki. Rien de tout ça n’est ma faute.

— Oublions ça. Voici ce que je veux te demander : où penses-tu que Saule puisse être ?

Comme le garçon ouvrait la bouche pour protester, elle ajouta rapidement :

— Je sais, tu as dit que tu ne savais pas. Je te demande simplement de deviner, de me dire où tu supposes qu’elle serait allée si elle était très contrariée. Tu la connais mieux que Vandien et moi. Peut-être pourras-tu deviner ce qu’elle a pu faire.

Le ton calme des paroles de Ki finit par atteindre le garçon. Il resta debout à réfléchir en frottant ses pieds dans la poussière. Il finit par relever vers Ki un regard dénué de malice.

— Elle sera probablement allée vers Tekum. Vers son précieux Kellich ! (Ces derniers mots étaient chargés de mépris.) Oui, reprit-il en fixant ses pieds, elle sera partie en avant vers Kellich pour tenter de lui expliquer.

— Expliquer quoi ? demanda doucement Ki.

Mais Cabri était redevenu prudent.

— Ce qui la tracassait, dit-il d’une voix doucereuse. C’est bien Saule, ça. Partir en courant pour aller raconter tous ses petits problèmes au grand et courageux Kellich. Kellich le téméraire pourra tout arranger. Ou en tout cas, c’est ce qu’elle croit.

Son ton était plein de moquerie.

— Vandien ! appela Ki.

Mais celui-ci était déjà occupé à passer les harnais aux chevaux.

Lorsque la pluie se mit à tomber, ce fut sous la forme de trombes d’eau grise qui les isolèrent du monde alentour et incitèrent Cabri à se réfugier dans la cabine. La foudre s’abattit au loin, créant un espace de silence dans lequel Ki et Vandien écoutèrent les craquements du chariot et le bruit mou des sabots des chevaux sur la route désormais trempée. Vandien tendit le bras et posa la main sur la jambe de Ki, tandis que le tonnerre résonnait, emplissant leurs oreilles de ses grondements menaçants. Ki démêla les rênes humides qui enserraient l’une de ses mains pour la poser par-dessus la sienne.

— Tu t’inquiètes, dit-il en se glissant vers elle.

Elle opina du chef sous la pluie en clignant des yeux pour se protéger des lourdes gouttes.

— Je me sens responsable, admit-elle.

— Moi aussi.

La pluie n’était pas froide, mais elle semblait ne pas vouloir cesser, coulant le long de leurs visages, détrempant leurs vêtements. Les cheveux de Vandien étaient plaqués sur son crâne, ses boucles aplaties sur son front et gouttant jusque dans ses yeux.

— Je me suis toujours demandé comment ce serait d’avoir des enfants. (Il marqua une pause.) C’est sacrément pénible.

— Quand ils sont à toi, c’est encore pire, lui répondit Ki. Sauf durant les périodes où c’est merveilleux.

Ils voyagèrent en silence pendant un long moment. La pluie donnait aux larges dos des chevaux une teinte charbonneuse plus sombre que d’habitude. La route devint à la fois glissante et gluante. Les chevaux commencèrent à fumer. Mais, malgré l’inquiétude de Ki au sujet de Saule, la tempête apportait avec elle une étrange sensation de paix. Le tambourinage de la pluie sur le chariot constituant un bruit si constant qu’il se transforma en un genre de silence. Vandien et elle étaient seuls sur le banc, oscillant ensemble au gré des mouvements du chariot. La gêne provoquée par la pluie qui coulait dans le dos de Ki et qui glissait un doigt humide entre ses seins lui paraissait dérisoire.

— Il y a quelques semaines, j’aurais dit que ce temps était misérable, lança Vandien en écho à ses pensées. Mais aujourd’hui, cela me semble plutôt paisible.

Elle hocha la tête en clignant des yeux pour se débarrasser des gouttes d’eau qui l’aveuglaient.

— Tu m’as manqué, dit-elle avant de rire devant l’incongruité apparente de ses paroles.

Mais Vandien comprit. Il leva la main et entoura les épaules de Ki de son bras.

Il était presque midi lorsqu’ils rejoignirent Saule.

— Elle a dû s’enfuir juste après notre discussion, pour être allée aussi loin, observa Ki.

Vandien opina silencieusement du chef, les yeux fixés sur la fine silhouette qui progressait péniblement devant eux. Ses vêtements étaient détrempés et sa longue jupe adhérait à la peau de ses jambes. De la boue en alourdissait l’ourlet et ses chaussons étaient en lambeaux. Sa chevelure était tout aplatie. Mais elle gardait le dos droit et elle refusait de regarder en arrière, bien qu’elle les ait forcément entendus arriver. Ki jeta un coup d’œil à Vandien puis ralentit les chevaux. Vandien se redressa puis se laissa adroitement tomber au bas du chariot en mouvement. Ses bottes projetèrent des éclaboussures boueuses tandis qu’il se mettait à courir.

Lorsqu’il rejoignit la jeune fille, il ralentit pour rester à sa hauteur. Ki les regarda marcher côte à côte. La colère maintenait droit le dos de la jeune fille, mais il se voûta bientôt en signe de tristesse. Vandien, songea-t-elle, ne prononçait probablement pas un mot. C’était un conteur remarquable, mais sa capacité à écouter, à hocher la tête et à se montrer compréhensif lui avait permis de se voir offrir plus de repas encore. Elle le regarda écouter, vit Saule agiter les bras et perçut même le son de ses paroles pleines de colère tandis qu’elle fulminait en direction de Vandien. Puis, brusquement, la jeune fille tourna et se laissa tomber contre lui, enfonçant son visage contre son épaule et s’accrochant à lui tandis qu’elle se mettait à pleurer sous la pluie.

Ki laissa l’attelage les rattraper et tira sur les rênes pour faire s’arrêter les hongres gris. Elle demeura assise, silencieuse sur le siège, sentant le vent faire osciller le chariot en projetant des murs de pluie contre son flanc. Vandien tapotait gentiment le dos de Saule.

— Viens, dit-il doucement à la jeune fille, remontons sur le chariot. Tu y arriveras bien plus vite de cette façon, tu sais.

— J’imagine que oui...

Elle releva la tête de l’épaule de Vandien mais ne regarda ni Ki ni lui en grimpant sur le siège. Elle s’assit sur le bord le plus éloigné, recroquevillée autour de ses poings et tremblant de tout son corps. Vandien dut passer au-dessus d’elle pour reprendre sa place près de Ki. Dès qu’il se fut installé, celle-ci relança l’attelage. Ils reprirent leur route dans un silence aussi dense que la pluie qui s’abattait sur eux.

— Saule ? finit par lancer Ki.

La jeune fille se redressa immédiatement sur son siège.

— Je ne veux pas en parler ! s’enflamma-t-elle. Je vous ai dit ce qu’il était mais personne ne m’a cru. Non, tout le monde a pensé que je n’étais qu’une petite imbécile à la tête farcie de fariboles. Eh bien, à présent il a tout ruiné pour moi. Et personne n’y peut plus rien. Alors je ne veux pas avoir à entendre tout un tas d’excuses.

Saule renifla avec colère.

Ki soupira mais ne dit rien. La pluie battante se transforma en bruine, puis cessa. La tempête avait disparu aussi soudainement qu’elle était arrivée, s’éloignant dans le lointain. Devant eux s’ouvrait une large étendue de ciel bleu dont la lumière se répandait sur le paysage à la manière d’une fontaine de vin blanc. Ki arrêta brièvement l’attelage pour contempler le spectacle.

Le terrain s’abaissait à présent devant eux. C’était une pente très douce, mais au loin, elle vit l’éclat argenté d’une immense rivière traversant la vallée. Elle était cernée d’une bordure d’un vert plus sombre. Des arbres, décida Ki. De l’autre côté se trouvaient les formes jaunes et vertes de champs labourés. La clarté surnaturelle de la lumière succédant à la tempête donnait l’impression que les éléments étaient plus proches qu’ils ne l’étaient en réalité. Passerive se trouve sur ce cours d’eau, songea-t-elle, et Villena ne sera pas loin derrière. Si seulement l’endroit pouvait être aussi proche qu’il y paraissait, qu’ils puissent enfin débarquer ces enfants horripilants.

— Tekum ? interrogea Vandien en pointant un doigt.

Elle suivit la direction de son regard. Oui, là-bas, une mosaïque de champs et, au-delà, assez de bâtiments pour constituer une ville de taille respectable. Cet endroit, au moins, était à leur portée.

— Nous y serons demain dans la journée, estima Ki.

L’endroit paraissait joli et paisible. Elle aperçut des arbres, peut-être des vergers à l’extérieur de la ville.

— Ce bâtiment bas, à l’entrée de la ville. C’est l’auberge où Kellich a dit qu’il me retrouverait. Ces vergers appartiennent à son maître. Ainsi que les prés, au-delà.

La voix de Saule était empreinte d’une fierté enfantine tandis qu’elle évoquait son amoureux.

Tous sursautèrent lorsque la porte de la cabine s’ouvrit d’un coup. Cabri sortit la tête à l’extérieur :

— Pourquoi on s’arrête... Oh !

Il fixa Saule avec des yeux ronds et l’atmosphère autour du chariot redevint soudain aussi lourde que durant la tempête. La jeune fille darda sur Cabri un regard brûlant de haine. Ki se prépara à un nouvel esclandre. Mais Saule détourna les yeux loin de Cabri. Elle fixa son regard sur la rivière au loin dans la vallée, les lèvres serrées.

Le chariot redémarra avec un à-coup. Cabri se cogna la tête au montant de la porte.

— Ferme la porte, Cabri, suggéra Vandien.

Les yeux du garçon passèrent du dos raide de Saule au regard glacial de Vandien.

— Je ne lui ai rien fait, s’exclama soudain Cabri. Mais vous ne me croirez jamais, hein ? Quoi qu’elle dise, c’est toujours elle que vous croyez et vous pensez toujours que je mens. Je ne lui ai absolument rien fait...

— Oh, que si ! siffla furieusement Saule.

Elle se retourna brusquement, pour l’affronter :

— Mentir n’y changera rien, Cabri. Je sais ce que tu es, ils savent ce que tu es, tout le monde le sait ! Tu crois pouvoir t’en éloigner, mais tu n’y arriveras pas. Lorsque nous arriverons à Tekum, Kellich saura. Kellich et l’auberge tout entière ! Où que tu ailles, les gens découvriront ce que tu es...

— Oh ? (Cabri avait adopté un ton froid.) Et tu vas tout raconter à Kellich, c’est ça, Saule ? Les moindres petits détails ? Bon, dans ce cas, partageons ce que je sais. Votre jolie petite Saule, Vandien, avec ses yeux vairons... Vous la croyez si mignonne et si naïve de s’enfuir comme ça pour retrouver son grand amour. Je crois que vous devriez en apprendre un peu plus à son sujet. Elle n’est pas ce qu’elle paraît être. Ni elle, ni Kellich. Saule n’est jamais ce qu’elle prétend être. Je ne suis pas le seul dans ce coin à être un sang-mêlé. Le mien se voit, c’est tout. Saviez-vous que lorsqu’elle avait douze ans, quatre des vieilles femmes du village sont allées voir l’adjudant ducal en lui jurant que Saule était une sorcière ? Ça a coûté cher à son père pour faire retirer ces charges, vous pouvez me croire. Bien sûr, c’était avant qu’il ne déménage ses deux filles à Keddi. Saule pensait que personne ne l’apprendrait jamais. N’est-ce pas Saule ? A ton tour maintenant, raconte-nous un secret.

Le visage de Saule était devenu blême, à l’exception de deux taches rouges sur ses joues. Elle fixa Cabri puis se mit à chanceler, comme si elle allait tomber du chariot.

— Keshna ! lança-t-elle comme une invocation.

Vandien tendit une main pour l’aider à garder l’équilibre, mais elle se raidit à son contact. Elle inspira profondément en se redressant d’un coup.

Le chariot continua son chemin en cahotant. Ki, l’air sombre, fixait la route au-delà des oreilles de ses chevaux. Cabri restait assis tranquillement et contemplait en souriant le dos raide de Saule. Le son de sa respiration difficile était plus fort que les grincements du chariot. Par deux fois, elle inspira comme pour prendre la parole et Vandien garda sa main sur son épaule, prêt à entendre tout ce qu’elle pourrait dire.

Elle prit soudain une profonde inspiration et se tourna vers lui. Des larmes avaient coulé sur son visage, encore luisantes dans la lumière du soleil ayant succédé à la tempête. Mais elle ne pleurait plus. Ses yeux étaient ouverts mais vides ; son âme s’était murée loin derrière. Il sentit qu’une décision avait été prise et se demanda de quoi il s’agissait. Mais lorsqu’elle parla, ses mots empreints de calme le prirent par surprise :

— Vous voulez bien nous raconter une autre histoire, Vandien, pour passer le temps ?

Les roues du destin
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